vendredi 12 décembre 2014

ILS ATTENDAIENT PLUS (nouvelle)

Tout se paye, il faut savoir s'incliner et demander pardon.
Il est des reproches qui naissent de nos renoncements, des faux élans, des vrais ratés. Ils vous sonnent aux oreilles aux moments les plus inattendus quand vous les croyiez totalement ensevelis sous des années de poussière.
Un restau.
Un homme penché sur une page blanche dans une profonde concentration, comme au bord du vide avant le grand saut.
Je focalise, attiré par son attitude absorbée, monacale.
Le serveur a remarqué ma fascination, il me sourit.
L'homme déroulera-t-il son texte jusqu'au point final, sans la moindre pause, en s'efforçant de l'extirper des profondeurs de son âme ?
Porte-t-il en lui la conscience des mots ? C'est vivant les mots, ils bougent tout le temps quand les écrivains ne pas savent pas les mettre à leur place.
Deux mecs à la table voisine parlent boulot sans conviction, pour occuper le temps. À moins qu'ils ne soient sous le coup d'une mauvaise nouvelle, ou bien une forme de lassitude. Il y avait beaucoup de blancs dans leur dialogue, une écoute réciproque superficielle. Maintenant ils s'emballent un peu.
Leur bruit empêche-t-il notre homme au stylo encore immobile d'entrer dans le vif du sujet ?
Que reste-t-il de vif en lui pour nourrir ce qu'il commence enfin à tracer sur la page ?
Si la vie n'est qu'une pure illusion nous sommes parfois morts depuis longtemps.
Sait-il où son écriture va le conduire ?
Les écrivains se demandent souvent quand et par quelle grâce la littérature arrive dans un texte. Écrire est un acte absurde, la chose la plus facile du monde et la plus prétentieuse.
Les deux mecs ont interrompu leur discussion et l'observent. L'un d'eux s'aperçoit qu'il vient de tacher sa chemise, trop de vinaigrette sur la salade. Il a une grimace. Qu'est-ce qu'il a l'air bête !
C'est gênant quelqu'un qui offre aux autres de lire ce qu'il produit. Bon ou mauvais.
Écrire, c'est l'orgueil d'exposer les choses que la pudeur a longtemps contenues, mais il faut se méfier des artifices. La littérature commence quand on apprend à les écarter, tellement de textes et de livres ne disent rien. Pourtant chacun se retrouve comme ce personnage devant une page blanche avec les meilleures intentions. L'échec attend souvent, tout au bout.
Je ne sais pas pourquoi je raconte tout ça à partir de l'observation d'un homme simplement sur le point d'écrire. Peut-être va-t-il s'adresser à une administration, ou bien à son employeur, après tout, une femme ? Qu'est-ce que ça change ?
Il n'a formé qu'une phrase, deux tout au plus. Il est subitement sorti de sa belle concentration, a regardé son téléphone (avant on rajoutait "portable", mais ce n'est plus la peine).
Il se lève d'un mouvement lent et règle sa note au comptoir... il part en laissant sa feuille sur la table.
Une terrible curiosité me dicte d'aller voir la seule phrase qu'il a pu y tracer.
Qui me lit en cet instant éprouve lui aussi ce désir malsain qui fait tout le charme et la perversion de facebook. N'est-ce pas les "amis" ?
Je me lève pour payer moi aussi, je dois faire un détour pour m'approcher très près de sa table, je suis un peu myope.
Sur la feuille est inscrit (il écrit comme un cochon) : "tu es un narrateur bidon, arrête l'écriture et ce carnage. Assassin !".
Je sors très vite pour le rattraper, mais j'ai beau regarder à droite et à gauche dans la rue, il n'y a personne. Je rentre, les deux types me regardent dans un silence accusateur, sans doute ma trop visible indiscrétion, j'ai gardé le papier froissé dans la main.
Je me demande soudain pourquoi un goût étrange s'infiltre au fond de la gorge. Puis je comprends.
Je me souviens de tous ces personnages que j'ai amorcés puis laissés en suspens sans avoir pris le temps de leur donner le coup de grâce, jamais assez intéressants à mes yeux pour les faire vivre et mourir dignement, ou non, même dans la plus insipide création. Ils ont ainsi figé leur existence pour rien, loin du moindre regard critique. Je les entends vociférer leur effrayante ironie, chacune de leurs insultes me transperce le coeur, j'ai besoin de masser mes tempes pour essayer d'atténuer l'assourdissante résonance. Voilà qu'ils se narrent seuls de plus en plus fort.
Je ne peux plus rien faire pour eux. Je n'ai jamais pu.
Il est douloureux d'affronter son propre néant, ses incapacités, le compte-à-rebours d'un processus de mort déjà bien enclenché et que plus rien ne rattrapera jamais, pas même une fausse espérance, une illusion véritable.
Je vais suivre son conseil, son impérative injonction et je demande son pardon.
Oui, je demande leur pardon...
Celui qui a taché sa chemise me tape sur l'épaule et me demande si tout va bien. Je réponds que oui. C'est lui qui doit me trouver idiot maintenant.
Au fait combien dois-je ? Le serveur m'a tendu la note. Je remarque qu'il a un peu la tête de Philip Roth. Il me reste au moins quelques pièces, je laisse un pourboire ! À la faiblesse de son merci je remarque qu'il attendait plus.

samedi 24 mai 2014

CARMEN ALT-CHAPLIN, ESPIÈGLE DÉSENCHANTÉE !!!

© Carmen Alt-Chaplin
Il est permis aux amateurs d'Art Photographique de découvrir des perles au hasard d'un conseil ou d'une errance virtuelle, au milieu de la profusion anarchique d'images d'internet. Ainsi suis-je tombé avec ravissement sur le travail qu'offre sur le site tumblr la photographe londonienne mais d'origine allemande Carmen Alt-Chaplin : http://carmenalt.tumblr.com
Si le talent d'un photographe consiste à nous "bloquer" sur sa photo pour nous amener ensuite à la fouiller pour en dégager toute la saveur, on peut avancer que Carmen Alt-Chaplin réussit parfaitement et à chaque fois ces deux étapes indispensables à la rencontre avec une œuvre.
Elle y parvient tout d'abord, et le plus souvent, par la rigoureuse géométrie de son cadrage et la parfaite maîtrise du noir et blanc. Pureté formelle qui s'impose au regard et l'invite à s'attarder, pénétrer avec plaisir le mystère des détails qui se cachent dans l'image et qui vont nous en indiquer le sens pour une interprétation ouverte, car il n'apparaît pas dans les intentions de cette photographe originale d'imposer la moindre lecture à son spectateur. C'est une forme émouvante de pudeur, une retenue toute féminine et anglaise qui transparaît à qui voit les photos les unes après les autres, une profondeur de regard qui se conjugue dans la forme à la profondeur de champ, aux perspectives axiales qui composent souvent ces œuvres.
Le terrain de chasse de cette artiste se trouve essentiellement dans les lieux de transit, les endroits qui en milieu urbain, permettent aux individus de se rendre d'un point à un autre. Les couloirs de métro, escalators, trottoirs, bords de fleuve.
© Carmen Alt-Chaplin
Ce sont de frêles silhouettes en mouvement souvent lointaines, parfois floues, qui semblent représenter ici une humanité presque désincarnée dans un moment de "flottement" de l'existence où l'émotion est tenue à distance, dans un entre-deux où seule s'impose l'idée d'aller d'un point à l'autre. D'où viennent ces petits personnages et où vont-ils, est-ce qu'un "discours" semble avoir été inscrit par la photographe pour nous guider vers un sens ? Ce n'est pas sûr même si l'emploi de quelques titres comme "going home" peuvent parfois donner une indication. Mais le titrage n'apparaît pas comme un élément important pour cette photographe qui n'hésite pas à accompagner ses photos d'un simple "untitled". Les individus sont figés dans un instant où la foule qui habituellement remplit les lieux, et à laquelle ils sont destinés, a totalement disparu comme si la ville s'était étrangement vidée. Mais par la répétition des situations, l'empilement de ces solitudes, c'est aussi une nette impression d'inquiétude qui nous saisit, comme si les hommes à force d'organisation avaient fini par s'enterrer dans leur propres constructions et s'étaient condamnés à une errance injustifiée et souterraine. Photographe de la profondeur, Carmen Alt-Chaplin est une photographe de l'underground, de la solitude, et de l'absurde. Du reste, lorsqu'il arrive à Carmen de photographier "à l'air libre" c'est parfois pour nous montrer des chantiers, des constructions qui se rajoutent à d'autres, destinées à générer de nouvelles solitudes et poursuivre une incompréhensible œuvre d'isolement, d'enfouissement des corps, de balisage des trajets. Depuis quelque temps, comme pour me démentir, on trouve plus de photos prises "en surface" qui n'entrent malgré tout pas en contradiction avec le fond de ce qui est énoncé plus haut. On continue de voir des gens qui passent ou qui attendent et auxquels seuls les murs, il faut être curieux de ce que représentent les affiches pour remarquer le côté espiègle de Carmen, semblent parler quand ils ne donnent pas l'impression de les avoir carrément aspirés. Quand il arrive que plusieurs personnages se trouvent dans le cadre, trois au maximum, et une seule fois, juste sur celle-là, deux s'embrassent sous le regard incrédule du troisième, ils ne communiquent pas entre eux, comme si les mystérieux commandements qui les fait agir et les lieux leur interdisaient le moindre échange. C'est aussi une œuvre qui parle de "l'incommunication".
© Carmen Alt-Chaplin
© Carmen Alt-Chaplin









Bref, il faut absolument se rendre sur le blog de Carmen Alt-Chaplin pour découvrir la subtile et mystérieuse fantaisie mélangé au doux désenchantement post-moderne qui s'exprime dans cette œuvre singulière, sous l'austère rigueur des cadrages qu'elle nous propose.

© Carmen Alt-Chaplin