jeudi 26 mai 2016

Ô VOUS, FRÈRES HUMAINS. LUZ (d'après le texte d'Albert Cohen)


Certaines œuvres naissent de la nuit, des ténèbres, des zones de l'esprit où la haine flirte avec la mort.
J'ai découvert Ô vous, frères humains à l'âge de vingt ans, quand Bernard Pivot rediffusa l'émission qu'il avait consacré à Albert Cohen après le décès de celui-ci, à Genève, en 1981. Cette lecture m'avait bouleversé. J'avais dévoré dans la foulée tout ce que l'auteur, qui depuis ne quitta jamais mon panthéon littéraire, avait pu produire avant de finir sa vie.
Albert Cohen raconte dans ce livre comment, et avec quelle cruauté, un camelot le désigna comme juif, aux yeux et aux oreilles de la foule qui les entouraient, dans une rue de Marseille, alors qu'il atteignait sa dixième année.
Dans son style incomparable, fait d'une phrase qui s'enroule, hypnotique, en cercles concentriques, l'auteur nous emmène dans cet enfer mental que l'incident propagea dans son esprit, le conduisant aux portes de la folie. Ce texte est d'une telle force qu'il me semblait totalement inadaptable, ou alors en prenant le risque de le rendre fade.
Pourtant, Luz, le dessinateur, y est magistralement parvenu.
Combien de pièces obscures et glacées a-t-il traversé, pendant combien de jours ?
Certaines œuvres naissent des ténèbres... celles dans lesquelles l'un des dessinateurs emblématiques de Charlie Hebdo fût plongé dans les mois qui suivirent les attentats entraînant la disparition de ses amis, suivis de tellement près par les fusillades du novembre sanglant de 2015.
Avec une intense et puissante création, Luz restitue toute la force du texte d'Albert Cohen par un dessin épais, nerveux, sans aucune légende, poussant son art dans les plus hauts degrés de son potentiel expressif. Il en ressort un livre qui nous saisit aux tripes, nous fige dans le mutisme, nous ramène au tréfonds de nous-mêmes. Il faut plonger dans cette œuvre noire de la folie et de l'abjection pour y puiser toutes les raisons de continuer à voir un frère dans l'autre, se garder de l'attitude immonde par laquelle certains désignent encore l'étranger, trahissant ainsi l'humanité toute entière.
À mettre dans toutes les bibliothèques.

Ô vous, frères humains, Luz. Éditions Futuropolis. 19€

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