dimanche 14 mai 2017

LES VIVANTS AU PRIX DES MORTS, René FRÉGNI




Le Frégni nouveau vient de se poser sur les tables des libraires. C'est le moment de nous jeter sur lui comme sur le bon pain sorti du four et de savourer goulûment ce concentré de nature pétri par un artisan écrivain aux phrases alchimiques. Le marseillais de Manosque n'a pas son pareil pour partager ses émotions nées de longues promenades au coeur de la Provence, ou transformer chaque instant de vie en concentré de littérature, entre philosophie et méditation, pour évoquer aussi la puissance érotique des femmes. Le plaisir se renouvelle à chaque fois comme un miracle pour le lecteur confronté aux justes confessions d'un bonheur simple face à la beauté de ces lieux que Giono a chantés, à l'amour... ou à l'angoisse de mourir. On retrouve dans la première partie de ce nouveau livre, Les vivants au prix des morts, la subtile narration qui fonde le charme des ouvrages de René Frégni, celle qui place très vite le lecteur en communion avec lui, règle les battements du cœur sur les douces vibrations d'une âme en recherche de transparence. Avec La fiancée des corbeaux et Je me souviens de tous vos rêves, ses deux derniers ouvrages, on avait presque perdu de vue que Frégni est aussi un auteur de roman noir qui ne rechigne pas à tremper sa plume dans l'ombre profonde. Cette capacité à réussir dans deux genres très différents a-t-elle fini par provoquer une encombrante dualité, un combat au sein de sa matrice créative, au point qu'il semble avoir voulu les placer en affrontement au coeur de son nouveau livre ? Sans doute que oui. Avec l'irruption dans son univers contemplatif et amoureux de Kader, un truand chevronné rencontré dans les ateliers d'écriture que l'écrivain a longtemps dispensés en prison, on pourrait presque voir comme une perversion de placer la violence et le feu dans le sein même de la beauté des choses. Le récit devient d'autant plus inquiétant qu'il y a quelques années d'autres personnages, véritables ceux-là, s'étaient installés réellement dans la vie de Frégni le replongeant malgré lui dans l'univers froid et sans âme d'une cellule de prison. Il en était ressorti blanchi mais pas indemne avec un livre d'une grande puissance,Tu tomberas avec la nuit. Si les livres suivants travaillèrent sur la recherche et l'exposition des bonheurs simples, sans doute pour se laver l'âme après une effroyable descente aux enfers, voilà que l'authenticité qui transpirait de ce récit renforce celui du nouveau livre, au point que nous ressentons la peur qui monte au milieu du journal qui lui donne sa forme. Les jours s'égrènent et le danger se rapproche, la mort frappe avec toute son horreur mais ce qui se joue dans la progression de la lecture, loin d'une démarche perverse où l'âme noire avilirait la beauté, n'est rien d'autre qu'un ultime combat entre le bien et le mal à l'état pur. Le mal de la convoitise et de l'avidité, le mal de la puissance de l'argent face à laquelle la vie compte si peu. Le mal qui oblige au travestissement de la vérité. Le narrateur, je ne dis pas Frégni car personne ne peut situer exactement où finit la vérité et où commence la fiction, va mentir à pas mal de personnages pour les préserver et pour se protéger lui-même. Il va mentir aux femmes, à Isabelle sa compagne fiancée des corbeaux, à sa voisine infirmière, à Odile auprès de laquelle il trouve refuge. Il va mentir à Mario qui n'inspire que le dégoût, au policier qui l'interroge. Il est question ici d'une guerre intérieure entre mensonge et vérité, celle qui se niche au coeur de la création littéraire. Cet affrontement transcende le récit au point qu'on passe facilement sur une invraisemblance, celle qui omet une investigation poussée par les policiers de l'appartement de René, cet endroit sacré où se cisèle son oeuvre, le foyer de son écriture où une incarnation du mal finira avec une langue noire qui l'obsèdera longtemps. La fin, que nous ne dévoilerons pas, n'en est pas forcément une. Elle est ouverte et peut appeler une suite. Nous pouvons nous montrer curieux de savoir ce que fera René Frégni de son double littéraire dans sa prochaine livraison. Se sauvera-t-il définitivement des griffes du mal ? La rédemption peut-elle conclure le destin de Kader ? Un grand livre à lire absolument.


Les vivants au prix des morts, René Frégni, éditions Gallimard, 18€